Textes & Contextes (Jul 2022)

L’anachronisme dans l’imaginaire préhistorique : enjeux épistémiques et idéologiques

  • Emmanuel Boldrini

DOI
https://doi.org/10.58335/textesetcontextes.3499
Journal volume & issue
no. 17-1

Abstract

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Le creusement de la chronologie de l’histoire de l’homme, et plus généralement du vivant, dans la seconde moitié du XIXe siècle ne s’est pas fait sans susciter certains vertiges. Vacillements intellectuels d’abord, devant l’immensité du temps qu’invite à contempler la préhistoire et qui rejette l’humain dans une histoire qui l’excède. Inquiétudes ontologiques ensuite, puisque la mise en perspective de l’homme dans le temps profond devait nécessairement impliquer la relativisation de son hégémonie. L’appropriation par un large public de la préhistoire s’est opérée en dépit de ces résistances, et peut-être grâce à la fascination que de telles problématiques ont pu exercer. Mais à l’examen des moyens mis en œuvre pour ménager un accès des publics à la préhistoire (ethno-comparatisme, procédés d’identification, reconduction des habitus contemporains…), nous gageons que l’anachronisme tient une part importante. Mieux, les court-circuitages chronologiques peuvent se donner à penser comme les conditions même de sa mise en circulation. En effet, il apparait que, dans le texte comme dans l’image, le télescopage des périodes est une constante dans l’imaginaire préhistorique et il nous est apparu nécessaire d’en observer les paramètres et les conditions pour mieux en comprendre les raisons. Nous pourrons, à cette occasion, nous interroger sur l’ampleur de leur application, de l’inscription dans le passé préhistorique de problématiques contemporaines à la mise à proximité d’espèces que des millions d’années séparent (dont celle du dinosaure et de l’homme apparaît comme la manifestation la plus spectaculaire). Cette présentation sera l’occasion d’observer selon quelles modalités ce geste de compression permet la saisie du temps profond, l’inscription du présent dans le passé, de l’actuel dans le révolu et facilite ainsi l’identification et l’insertion du lecteur.ice-observateur.ice dans une diégèse radicalement exotique. Le constat de la reconduction des habitus contemporains en contexte préhistorique nous invitera surtout à penser ces effets de dépliages comme manifestations des problématiques idéologiques qui travaillent souterrainement cet imaginaire. En effet, derrière ces décors de cavernes, de villages lacustres ou de forêts hostiles affleurent bien souvent des préoccupations propres au Second Empire ou à la IIIe République : légitimation de l’entreprise coloniale ou de la domination masculine, promotion du travail comme valeur millénaire, inquiétudes quant à la redéfinition des contours de l’humain… Attentif aux effets de résonnance qu’ils impliquent, nous nous proposons d’observer ces phénomènes d’anachronies au regard de l’épistémè dans laquelle ils s’insèrent : plutôt qu’un regard rétrospectif sur les éventuelles aberrations chronologiques, c’est bien d’une préhistoire délibérément contrefactuelle que nous voulons faire l’examen.