Revue de Primatologie (Jan 2014)

Effets du braconnage et des mutilations sur les budgets d’activités et les rapports sociaux des chimpanzés sauvages de Sebitoli dans le parc national de Kibale (Ouganda)

  • Marie Cibot,
  • Justine Philippon,
  • Romain Laurent,
  • Emmanuelle Pouydebat,
  • Sabrina Krief

DOI
https://doi.org/10.4000/primatologie.1414
Journal volume & issue
Vol. 5

Abstract

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L’empathie (se mettre à la place de l’autre et percevoir ce qu’il ressent) et l’altruisme (agir dans un souci désintéressé pour le bénéfice d’un autre) sont deux traits dont l’existence chez les grands singes est débattue. Les chimpanzés ayant subi des mutilations dues au piégeage constituent un modèle d’étude unique des conséquences de ces blessures sur la flexibilité comportementale des individus. Or, les effets des altérations physiques sur les comportements quotidiens et sur les relations sociales des chimpanzés mutilés sont peu étudiés. Seuls quelques comportements d’entraide entre individus ont été rapportés : des chimpanzés ayant nettoyé les blessures d’un congénère attaqué par un léopard (Taï, Côte d’Ivoire), un adolescent ayant transporté un enfant que la mère, blessée, avait des difficultés à porter (Fongoli, Sénégal)... Dans cette perspective, une étude dans la forêt de Sebitoli (Parc national de Kibale, Ouganda) semble pertinente puisque cette zone est soumise à une pression anthropique importante et que 26 des 76 chimpanzés identifiés ont des mutilations graves des membres, attribuables à la pose illégale de pièges. Les chimpanzés mutilés rencontrent-ils des difficultés dans leur locomotion, leurs activités d’alimentation et de maintenance ? Tiennent-ils une place particulière au sein de leur groupe ? Deux types de suivi ont été réalisés (février-mai 2013) : (1) un suivi vétérinaire pour décrire les mutilations et l’état sanitaire des chimpanzés blessés, et (2) un suivi comportemental des individus mutilés et valides pour établir des budgets d’activités (observations continues sur 10 min. des individus, n=258) et définir les interactions sociales entre individus via un index d’association entre dyades (observations des compositions et tailles des groupes toutes les 20 min., n=431). L’analyse révèle une tendance où les chimpanzés mutilés passent moins de temps à se reposer que ceux sans lésion. Le repos étant essentiel à la digestion et à la thermorégulation, cette diminution pourrait être coûteuse en énergie pour les mutilés. Ce résultat est contraire aux observations de Turner sur des macaques avec malformations congénitales des membres. Nos données ne concernant que les activités arboricoles, nous pouvons aussi supposer que les mutilés passent davantage de temps au sol, notamment pour se reposer. Nous montrons de plus que les mutilés ne sont pas isolés bien que les valides s’associent plus fréquemment entre eux. Il s’agira alors de définir si cela est une préférence des valides ou un choix des mutilés pour éviter la compétition. Cette étude préliminaire révèle la flexibilité des chimpanzés qui compensent les conséquences de leurs blessures en modifiant leur budget d’activité et qui paraissent en bonne santé. Elle pourrait aussi permettre de mieux appréhender la place que tient l’entraide entre congénères chez les grands singes et d’apporter des clés pour la compréhension de l’émergence de la médecine chez les humains.

Keywords