Oléagineux, Corps gras, Lipides (Nov 2001)

Du cannabis sous les cacaoyers : épuisement du modèle pionnier et reproduction des « institutions de la frontière » en Côte d’Ivoire forestière

  • Leonard Eric

DOI
https://doi.org/10.1051/ocl.2001.0611
Journal volume & issue
Vol. 8, no. 6
pp. 611 – 620

Abstract

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Structuration du milieu rural de la zone forestière ivoirienne : rôle de la « frontière interne » et de ses institutions : Kopytoff [1] puis, en référence au contexte ivoirien, Chauveau [2] ont montré à quel point les phénomènes de « frontière interne » ont joué un rôle structurant dans la constitution des espaces nationaux et des champs identitaire, politique et économique en Afrique subsaharienne. En Côte d’Ivoire, l’économie de plantation de café et de cacao, à travers les fronts pionniers qui ont balayé d’est en ouest la moitié méridionale du pays, a ainsi largement contribué au façonnage du système politique et de l’ensemble de la société civile [3]. Au point que la crise économique, politique et institutionnelle que traverse la Côte d’Ivoire depuis la fin des années 80 se superpose dans une large mesure à la crise du secteur exportateur de café et de cacao, elle-même indissociable de l’épuisement des frontières internes et des difficultés que pose la reproduction des systèmes d’exploitation pionniers (voir, entre autres, les lectures de cette crise que proposent Contamin et Memel-Fotê [4] ; Losch [5] ; Ruf [6]). Parmi ces « institutions de la frontière » qui ont tant pesé dans la construction d’un « État paysan » en Côte d’Ivoire et dans l’élaboration d’un mode de gouvernance aujourd’hui en crise [2], celles qui ont encadré la mise en rapport des deux principaux facteurs du boom de l’arboriculture d’exportation - la terre forestière et le travail fourni par les migrants - retiennent d’emblée l’attention, en ce sens qu’elles ont été le véritable support des dynamiques pionnières et ont structuré de façon durable les relations entre les différents acteurs de la dynamique de colonisation - paysans de différentes origines, autorités coutumières, commerçants, représentants des administrations publiques. En particulier, les différentes formes de « tutorat » entre les paysans déjà établis, autochtones ou allogènes, et les nouveaux arrivants ainsi que les échanges de prestations auxquels elles renvoient ont profondément marqué les processus d’installation sur la frontière agricole et d’expansion de la frontière agricole. Elles ont également modelé l’organisation et le fonctionnement des exploitations agricoles en permettant de différer et, souvent, de minorer la rémunération du travail de mise en place et d’entretien des plantations pérennes, en même temps qu’elles institutionnalisaient la prestation de services récurrents au bénéfice des aînés sociaux, bailleurs de la terre. Avec l’épuisement des frontières internes et l’impossibilité de procéder aux échanges de terre et de travail qui fondaient les rapports de tutorat, c’est toutes les relations d’allégeance et de clientélisme entre les différentes composantes de la société pionnière (autochtones et allochtones, aînés et cadets de la migration, paysans et représentants de l’État) qui se trouvent remises en question et, avec elles, les fondements même de l’organisation et de la reproduction des exploitations agricoles, sans que la dépression durable des cours internationaux du café et du cacao permette l’expression et la diffusion d’innovations institutionnelles pouvant se superposer et, a fortiori, se substituer aux précédentes. Cette crise des institutions agraires de la frontière semble avoir une incidence directe sur la remise en question des fondements institutionnels du système ivoirien de régulation sociopolitique, à en juger par la position centrale des dynamiques rurales, en général, et des tensions foncières, en particulier, dans le débat politique contemporain et les polémiques sur l’« ivoirité » ou la place allouée aux « étrangers » dans les champs économique et politique nationaux. Le développement récent de la culture et du trafic de cannabis dans les anciens fronts pionniers cacaoyers du Sud-Ouest, dans la mesure où il coïncide avec l’épuisement du modèle pionnier de mise en valeur du milieu et de régulation socio-économique, appelle une lecture attentive des dynamiques institutionnelles qui ont supporté son essor. Il apparaît, en effet, que l’organisation de la production de marihuana et, plus largement, celle de l’ensemble de la filière illicite sont venues soutenir, au moins durant la première moitié des années 90, le fonctionnement des institutions relevant du tutorat et les relations de type clientéliste qui en dérivent : l’innovation technique - l’intégration d’une nouvelle culture dans les systèmes de production - semble en l’occurrence avoir suppléé la dynamique d’innovations institutionnelles dans le champ de la régulation foncière, en permettant la reconduction de rapports sociaux spécifiques de la phase pionnière que l’épuisement de la frontière agricole semblait condamner. De façon plus générale, la production et le commerce de la marihuana semblent avoir fourni un support économique essentiel à des organisations qui avaient accompagné et soutenu le développement des fronts pionniers, non seulement dans le domaine de la production agricole mais aussi dans celui de la mise sur le marché aux niveaux national et international. Les filières de commercialisation intérieure du café et du cacao, durement touchées au cours des années 90 par la restructuration du système de régulation étatique et par l’assèchement des crédits bancaires, semblent, en particulier, avoir rencontré dans le développement des activités illicites un soutien financier que la sphère légale ne pouvait plus leur fournir 1. L’économie du cannabis a ainsi constitué durant la dernière décennie un facteur d’amortissement des crises de différente nature (financière, écologique, sociale) qui remettaient en question la reproduction même du tissu d’exploitations agricoles et de relations sociales de tous types constituant la base de l’économie de plantation ivoirienne.