Cygne Noir (Jan 2025)
Saisir l’atmosphère du lieu au Japon. Vers une sémiotique de l’indicible
Abstract
La communication paralinguistique occupe une place centrale au Japon et se retrouve par exemple dans l’expression « lire dans l’air » (kûki wo yomu 空気を読む), qui valorise la faculté de comprendre une situation donnée au-delà des mots. Selon les époques, cette faculté est perçue comme positive ou négative, mais la croyance en la capacité de compréhension particulière qu’elle autorise reste toujours d’actualité au Japon, les jeunes générations étant accusées d’être incapables de lire dans l’air. Lors de deux terrains au Japon auprès d’intellectuels travaillant sur l’accident de Fukushima Daiichi, cette capacité à saisir l’atmosphère d’un lieu, en l’occurrence celui du désastre, par une sensation immédiate des choses a été particulièrement mise en avant par Hatamura Yôtarô, ex-président de la Commission d’enquête sur l’accident de Fukushima Daiichi et professeur émérite de l’université de Tôkyô. Cet universitaire insiste sur l’importance de saisir « l’atmosphère » de l’esprit des gens en se rendant dans les lieux des désastres, y compris ceux ayant eu lieu il y a plusieurs siècles. Il a particulièrement recours aux dessins dans ses présentations ou ses entretiens pour décrire l’indicible : la radioactivité et la peur qu’elle a suscitée chez les habitants d’Iitate à Fukushima. Reflet d’une esthétique de l’interstice qui puise son origine dans un paradigme relationaliste propre aux traditions de sagesse de l’Asie orientale, cette attention positive aux signes communicationnels au-delà du langage peut aussi être « rationalisée » comme relevant d’une logique de l’abduction, c’est-à-dire, au sens de Peirce, une tentative de combler les manques informationnels pour comprendre et faire sens d’une situation de crise inédite.