Pitannâ Lìteraturoznavstva (Dec 2021)

Le yiddish, trésor d’un monde disparu. De l’impossibilité de traduire le yiddish ou les limites culturelles de la traduction

  • Lucie Kaennel

DOI
https://doi.org/10.31861/pytlit2021.103.050
Journal volume & issue
no. 103
pp. 50 – 71

Abstract

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En accueillant l’autre dans sa langue, et en entrebâillant ainsi la porte d’un univers inconnu, la traduction doit relever le défi de l’altérité qui repose sur la capacité, au-delà des mots, de se recevoir dans une culture étrangère. Qu’en est-il, dans ce cas, quand la culture de la langue en question est celle d’un monde que l’on a cherché à anéantir dans une catastrophe sans mots pour la dire ? C’est à l’enseigne du yiddish que je déploierai les deux axes de ma réflexion sur ce qui, au-delà de la traduction comme passage d’une langue et d’une culture à l’autre, peut rendre compte, en dernier ressort, de l’impossibilité de restituer la langue de l’autre, d’un autre monde. Dans le cas du yiddish, il importe de prendre en considération l’univers mental qu’il représente, le Yiddishland et la yiddishkayt. C’est à brosser le portrait de ce monde aujourd’hui disparu, qui ne se trouve sur aucune mappemonde, que je m’attellerai dans un premier temps. Dans une seconde étape, il conviendra de questionner l’impossibilité même de traduire le yiddish. Avec Isaac Bashevis Singer, qui « retraduit » ses propres textes du yiddish en anglais, et fait de cette traduction anglaise la matrice des traductions dans les autres langues. Que se passe-t-il entre le premier original yiddish et le second original anglais des œuvres de Singer ? Pourquoi ce besoin de corriger les versions anglaises de ses textes yiddish ? Ces questions amènent à s’interroger sur ce que représentent pour Singer le yiddish et l’univers qu’il met en scène : un monde passé, impossible à rendre dans aucune autre langue, l’« autre monde » aujourd’hui disparu ? Puis avec Élie Wiesel, dont le yiddish est certes la langue maternelle, mais qui choisit le français comme « langue d’écriture ». La « première » œuvre que Wiesel fait paraître, La nuit, formera la matrice de l’ensemble de son œuvre romanesque, construite à la manière une fresque où les ouvrages se répondent, dans une « lecture infinie » midrashique. Toutefois, au départ de toute cette œuvre se trouve un récit-fleuve, écrit fiévreusement et publié en yiddish, … un di velt hot geshvign. Ce texte yiddish est un cri de révolte et un témoignage que la version française va confiner au silence, La nuit devenant l’expression même du silence. Devant l’impossibilité de traduire le yiddish, de rendre compte de ce qu’a été le monde porté par le yiddish, Wiesel va construire une œuvre littéraire dans laquelle il en ira de raconter une histoire parsemée d’indices de cette culture détruite. Serait-ce, en dernière instance, le trésor caché de la tradition juive que, précisément par fidélité au judaïsme, l’on ne saurait traduire ? Ce monde qui appartient en propre aux juifs et dont ils sont les seuls héritiers, au risque que cet héritage se perde, faute de transmission ? Ce questionnement pourrait illustrer une réflexion sur les limites de la traduction à l’enseigne de ses enjeux culturels et spirituels.

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