Lien Social et Politiques (Jan 2024)
Le « paradoxe Walden » : la vie sobre est-elle anti-économique ?
Abstract
Cet article se propose d’aborder la vie sobre à partir de l’ouvrage Walden (1854) de Henry David Thoreau, tiré de son expérience de vie au milieu de la nature, dans une cabane autoconstruite près du lac Walden durant un peu plus de deux ans. Ce récit d’une vie consacrée quasiment entièrement au loisir (marche, natation, lectures, écriture…) grâce à une stricte limitation de ses besoins conduit au « paradoxe Walden ». En effet, d’un côté Thoreau en homme des bois apparaît comme le parfait homo oeconomicus qui évalue sa satisfaction et arbitre minutieusement l’usage de son temps pour en tirer le meilleur parti. D’un autre côté, pour pouvoir vivre selon ses préférences, il doit s’éloigner de la société et s’opposer aux principes qui orientent la vie de ses concitoyens et représentent le confort et le progrès. Un détour par les penseurs de l’avènement du capitalisme permet de résoudre ce paradoxe d’une vie sobre en opposition à l’ordre économique et social dominant, et pourtant conforme à une définition formelle de l’économie. En effet, la représentation d’un agent économique libre et rationnel ne correspond pas à la réalité historique du capitalisme, qui ne s’appuie pas, comme l’a montré Max Weber, sur le libre arbitre et la pluralité des modes de vie qu’il prétend défendre mais sur la valorisation de la richesse et de l’engagement dans le travail qui conditionne subjectivement ces modes de vie. L’esprit du capitalisme ne s’appuie pas non plus sur une conception plurielle de l’intérêt, mais s’identifie progressivement, comme l’a montré Albert O. Hirschman, à une conception réduite à l’accumulation de richesses. Ainsi la vie sobre constitue-t-elle une brèche dans un ordre économique et social en contestant en pratique une forme de vie dominante et les principes qui en sont le fondement.
Keywords